C’est une idée un peu dingue : cinq jeunes entrepreneurs ont décidé de créer une école post-bac à Cluny en Saône-et-Loire, autant dire en pleine brousse bourguignonne : l’Institut de la Ruralité. Kézako ? Pourquoi ? Comment ? Étapes après étapes, on a décidé de les suivre dans leurs parcours, de la modélisation du projet jusqu’à sa réalisation.
Monter sa boîte, tout le monde y pense. Mais se lancer dans un projet, son projet qui plus est, n’est pas une chose aisée. Une bonne idée ne suffit pas, il faut l’affiner, la budgétiser et savoir la « vendre » pour convaincre des investisseurs ou des partenaires. L’Institut de la Ruralité est né d’un double constat : « D’abord, il y a cette tendance à la métropolisation, explique Guillaume Morael, 40 ans et instigateur du projet. C’est-à-dire la concentration des ressources économiques et humaines dans les grandes villes, et du coup le délaissement du monde rural. C’est d’autant plus problématique qu’une bonne partie des solutions face aux enjeux de notre époque se trouvent justement à la campagne. »

Benjamin Destremeau (à gauche) et Valentin Bertron (à droite).
Le prof et l’élève, aujourd’hui associés dans un même projet.
Édouard Roussel
Une reconversion à… 25 ans
L’autre constat, c’est que de plus de plus de gens se reconvertissent non plus à 40 ans mais à 25. Cela peut donner des parcours assez charmants : des diplômés tout frais et moulés à la louche de Sciences-Po ouvrent leurs micro-brasseries et des prof’ de compta deviennent plombiers. On pense que les étudiants des grandes écoles ne rêvent que de jobs à hauts salaires dans des multinationales à forte notoriété; alors qu’eux aussi aspirent à plus de sens et de concret dans leur vie professionnelle.
J’avais ce sentiment déplaisant de ne jamais rien créer.
En finir avec les ‘bullshit jobs’
Valentin Bertron, 26 ans, est l’un des porteurs de ce projet d’Institut de la Ruralité. Son parcours est un parfait exemple de cette insatisfaction ressentie par tous ces millenials qui ne s’épanouissent pas dans les métiers pour lesquels ils se sont formés. Diplômé de Sciences-Po Lyon et se destinant à une carrière dans la diplomatie ou les services de renseignement, il a décidé de bifurquer et de s’investir dans un projet auquel il croit vraiment. « Après mes études à Sciences-Po, se souvient Valentin, je voulais entrer dans les services de renseignement, être au cœur de ce qui fait l’actualité, mais au fur et à mesure des stages, à l’ambassade de France en Égypte par exemple, je me suis vite rendu compte que ce que l’on me demandait de faire allait à l’encontre de mes valeurs. D’autres stages sont même devenus des ‘bullshit jobs’ pour reprendre l’appellation de l’anthropologue américain David Graeber pour désigner des boulots vide de sens. Pour moi, ça consistait à remplir des fichiers Excel et de ne jamais voir un produit fini. J’avais ce sentiment déplaisant de ne jamais rien créer. »
Guillaume Morael (à gauche), Marie Ploquin (au centre) et Valentin Bertron (à droite). Marie et Valentin ont fait le même cursus à Science Po, c’est comme ça qu’ils ont rencontré Guillaume et Benjamin, actif au sein de l’association arcenciel France.
Édouard Roussel

« Devenir des acteurs du changement plutôt que de simples accompagnateurs »
Lui aussi associé au projet, Benjamin Destremeau, 39 ans et une moustache flamboyante, confirme les désillusions de ces jeunes diplômés. Ce professeur de comptabilité à l’école supérieure de commerce et de développement 3A et à Sciences-Po Lyon -c’est d’ailleurs là qu’il a rencontré Valentin, l’un de ses élèves- dresse un constat assez similaire : « Avec Guillaume Morael (lui aussi professeur de comptabilité et instigateur du projet, ndla), on était insatisfait de là où on menait nos étudiants. La plupart d’entre eux comptaient beaucoup sur l’école pour donner du sens à leurs aspirations mais en sortant de leurs formations, ils n’avaient pas forcément plus de billes pour savoir comment agir dans un monde qui change. On les forme à des métiers pour accompagner ou superviser, mais pas pour faire. Avec notre Institut de la Ruralité, nous aimerions apprendre aux jeunes diplômés à devenir des acteurs du changement plutôt que de simples accompagnateurs. » Trop souvent en France, on entend que les métiers manuels sont dévalorisés et les métiers de supervision et gestion déconnectés des réalités du terrain. L’Institut de la Ruralité n’a pas d’autre ambition que de les réconcilier avec une formation pour entrepreneur tout terrain, sachant manier la pioche et créer des tableaux croisés dynamiques.
Avec notre Institut de la Ruralité, nous aimerions apprendre aux jeunes diplômés à devenir des acteurs du changement plutôt que de simples accompagnateurs.
Penser – Œuvrer – Entreprendre
C’est dans l’air du temps : de plus en plus d’étudiants qui ont fait de grandes études se réorientent vers des métiers de bouche ou des savoirs-faire traditionnels. « C’est ce qu’explique très bien Jean-Laurent Cassely dans son livre La révolte des premiers de la classe, prévient Benjamin Destremeau. Et en ce moment, de plus en plus de reconversions se font, et ce de plus en plus jeune ! Notre pari, c’est de prendre des élèves sortant du Bac, avant qu’ils ne s’égarent dans les méandres de Sciences-Po. On s’adresse à ces élèves qui ont des capacités intellectuelles et sentent qu’ils n’ont pas envie de faire des bullshit jobs… On veut proposer à ces jeunes, qui ont envie de comprendre le monde et être dans le concret, une formation qui soit complète et rassemblée autour de trois thèmes : penser, œuvrer, entreprendre. Soit une formation à la Sciences-Po pour comprendre le monde, une formation genre CAP afin de savoir faire quelque chose de ses mains et une formation à la manière des écoles de commerce pour savoir ce qu’est un compte de résultat, une charge ou un produit et même faire des tableaux dynamiques croisés ! » Soit 15 ans d’études synthétisées en 3 ! « Mais notre projet ne s’arrête pas à des salles de classe, rajoute Valentin, c’est aussi des terrains à cultiver, des ateliers pour tourner du bois ou d’autres pour faire de la soudure. Nous, on veut faire de la pédagogie de terrain, t’as envie de faire des trucs de tes mains ? Hé bien nous, on te propose de le faire et tu vas apprendre en faisant. On n’a pas la prétention d’être formateur en menuiserie, donc on va essayer de travailler en coopération avec les gens qui sont spécialisés dans ces formations-là, les CFA par exemple. On a une liste longue comme un jour sans pain de personnes à qui présenter notre projet et, on l’espère, travailler avec eux. »

Marie Ploquin. L’Institut de la Ruralité veut former des jeunes aux sciences humaines et sociales, à l’entreprenariat et à l’apprentissage d’un métier manuel en prônant une pédagogie active : apprendre en faisant et en expérimentant.
Édouard Roussel
De nouvelles échéances à venir prochainement
Depuis plusieurs mois, les membres de l’équipe affinent leur dossier et affûtent leurs idées. « Grâce au bénéfice de l’accompagnement du T (un incubateur d’entreprise engagé, ndla), explique Valentin, on a revu plein de choses, notamment sur l’aspect foncier ». Sur le million d’euros de fonds qu’ils espèrent lever, 700.000 sont pour le foncier (ils cherchent des locaux autour de Cluny), et c’est beaucoup. Au printemps, le projet va aussi entrer dans une nouvelle phase : la finalisation du plan de com’ et les premiers retours sur leur dossier de financement. Ça avance et ça prend forme, dans les têtes et sur place. « L’un des enjeux clés notre projet, explique Marie Ploquin, c’est l’ancrage territorial, le lien avec les acteurs locaux et comment on s’intègre sur ce territoire. Et dans cette démarche, l’incubateur T nous aide énormément. »
Au prochaine épisode de notre feuilleton, nous prendrons des nouvelles de notre petite troupe et nous verrons notamment à quoi servent ces incubateurs d’entreprises. On essaiera par ailleurs de répondre à cette flopée de questions existentielles : les investisseurs sont-ils plus difficiles à attraper que des saumons sauvages ? LinkedIn est-il le Tinder des entrepreneurs ? Peut-on rédiger un business plan en Comic sans MS ? Pitcher son projet façon TedX est-il une forme de stand-up ? Plutôt Power Point ou Google Slides ? Un beau programme, en somme.
Texte et photos : Édouard Roussel